Faites du travail !
Ce
matin, enfin hier matin, car vous ne lirez probablement ce papier que le 1e mai,
j'attendais avec un peu d'avance, dans le petit espace boisé derrière
les deux tours, le passage de Xiao revenant de sa fac de têtes d'ampoules
de futurs juristes satisfaits. Mollement avachi sur un banc outrageusement
gravé de "Je t'aime Lili" ou variante non moins subtile : "94= bouffons de
sa mère", je lisais donc distraitement un vieux bouquin de Sagan, Les bleus
à l'âme, piqué heu emprunté à un ami,
à la bibliothèque fournie, tout en espérant que le vent
ébouriffe la jupe à volants d'une jeune fille blonde prenant des
photos sur le bord du quai. Si un courant d'air porteur me dévoilait les
jambes de la créature j'inviterais ma moitié à manger une glace
chez Léon et, super bonus, en cas de rafale prononcée me faisant
découvrir sa petite culotte, soyons fous, un petit resto grec sera la
récompense.
Alors que je divaguais en de
nobles considérations sur les couleurs de lingerie de Françoise Sagan,
période Bonjour tristesse, je fus surpris par la voix m'apostrophant de la
sorte :
-"Ah les états
d'âme d'Eléonore et la paresse de Sébastien sont si bien
décrits par ce livre de Sagan ! mais je vous dérange peut-être
?"
"- non, non" répondis
je d'une voix mal assurée en détaillant le troubleur de rêveries.
Le type, d'une quarantaine d'années, portait un pantalon bleu à
pinces, propre mais un peu défraîchi, avec un pull à col
roulé irlandais qui lui aussi avait connu des jours meilleurs, et les
épaules harnachées d'un sac à dos qui ne collait pas avec son
allure générale. Le personnage, malgré des traits tirés,
avait la bonne tête de quelqu'un qui veut lier conversation et comme
j'attendais une Xiao, définitivement en retard, on a parlé de tout et
rien, de la froidure inhabituelle de ce mois d'avril, de la beauté de la
ville... Très vite cependant, mon interlocuteur improvisé s'est
attardé, avec un sourire crispé, sur ses problèmes d'existence et
sa vie pas drôle de sans-abri. J'étais un peu gêné par ses
propos en demi teinte où l'on sentait poindre une vraie difficulté
à assumer son sort. Il parlait avec calme et distinction, avec quelquefois
des hésitations à me lâcher son histoire. Il avait été
un brillant cadre à la vie aisée dans une multinationale de
fabrication de papier, avant que celle-ci ne le congédie pour cause de
restructuration. Le chômage, puis une maladie qu'il ne voulait pas nommer,
la carte bleue retirée, la fin des droits ASSEDIC et l'expulsion de son
logement parisien dont il n'arrivait pas à se relever. Trois années
d'abîmes progressifs, avec au bout une errance, loin du confort de son ex
vie de salarié, d'asile de nuit en foyer d'urgence, décalé parmi
des indigents auxquels il refusait de ressembler. J'ai un instant pensé
qu'il puise être mythomane, mais un mythomane va chercher à s'inventer
une vie valorisante et les quelques détails relatifs à l'industrie
papetière qu'il me donnait à ma demande, sentaient le vécu sans
contrefaçons. Xiao arrivant enfin, a tout de suite senti le trouble qui
m'animait et nous avons proposé au monsieur de l'emmener voir un pasteur de
l'Entraide Protestante où travaille un ami. On lui a laissé dix euros,
le fameux livre de Sagan (désolé Jacques) avec son titre bien mal
approprié, et souhaité bêtement que la chance revienne.
Bêtement, car on se sentait impuissants face à la détresse si
digne d'un type, pas alcoolique ni idiot, juste abîmé par la logique
de la gagne d'un monde du travail décidément bien
implacable.
De cette
petite expérience de réalité sociale, bien loin de notre
insouciance et de nos petites fêtes branchées pleines de paillettes
dérisoires, nous sont venues quelques salutaires interrogations sur le sens
à donner à tout ça. Une société arrogante comme la
nôtre, où les riches jouent au Monopoly avec la vie des individus,
peut elle se survivre longtemps en laissant sur le côté tant de
destins gâchés ? Est-ce que travailler va devenir l’attribut
exclusif de personnes diplômées entre 25 et 45 ans et que cela
paraisse normal ?
Aujourd'hui
1e mai, fête du travail, du capitalisme triomphant et de la misère qui
avance.
À qui le tour
?