Dinner Card
La
fin d'après-midi avait déjà mal commencé, avec mon chat me
harcelant d'un miaulement régulier et revendicateur, l'animal avait faim et
j'avais sans doute, dans la précipitation d'un rendez-vous matinal,
oublié sa première ration journalière. Maladroitement, je me
verse une copieuse cuillère à soupe de pâtée malodorante
(mais comment peut-il aimer un truc pareil ?) sur une manche de mon beau T-shirt
bariolé, en servant le magma à base de poissons (?) au
fauve.
Le téléphone sonne, et
la voix d'un ami, travaillant dans l'édition, me convie à un
dîner en ville, un des invités s'étant décommandé au
dernier moment, et comme la table de ce restaurent à la mode était
réservée pour cinq personnes... J'acquiesce d'abord mollement, puis
d'une façon beaucoup plus énergique, en constatant le grand
désert alimentaire de mes étagères de cuisine. Après tout un
bon repas avec des têtes nouvelles serait l'occasion d'une bonne
soirée.
J'arrive à
l'heure dans cet établissement feutré et classieux, où une simple
entrée coûte le prix de quinze jours de resto U, accompagné par
le regard amusé d'un serveur empressé. J'ai fait un effort, je me suis
vêtu de ma belle chemise blanche à grosses rayures noires,
rehaussé sur le côté par une volumineuse rose mauve
sérigraphiée (réalisée en une sorte de batik par une Xiao
inspirée) et d'un éternel jeans informe. Passé les premières
salutations avec Gérard l'inviteur, son épouse et la soeur de cette
dernière, une institutrice au regard malicieux, nous nous installons autour
de la table en attendant la dernière personne. On m'invite finalement assez
souvent, sans doute parce que je suis assez disponible et que je me targue
d'avoir un peu de conversation, mais sûrement aussi pour l'alibi culturel
que représente un type tel que moi. Pour les quelques bobos argentés
de mes relations, aussi sympathiques soient-ils, je suis une sorte d'artiste
multimédia un peu décalé, voire folklorique, que mes quelques
frasques nocturnes amusent. J'assume avec filouterie ce rôle imparti,
même s’il y a maldonne, je ne suis le plus souvent insouciant et
peut-être un peu spirituel, mais rien d'autre qu'un opérateur en
P.A.O. besogneux, avec quelques velléités d'illustrateur, pas
plus.
Alors qu'on
devisait tranquillement de l'air du temps et des beaux jours futurs, le dernier
invité fait irruption, s'excusant sans conviction d'être accaparé
par ses affaires. Un homme plutôt apprêté dans un costume Marmani
de bon goût, directeur commercial dans une grosse boîte de com, un peu
suffisant et péremptoire. Alors au cours du repas, j'en ai un peu
rajouté dans le style underground jovial mais détaché, sous le
regard amusé de Gérard, pour atténuer le bourdonnement vocal du
plan de carrière déballé par le roi de la lessive. Un
self-made-man convaincu, déclamant à l'envie qu'il adorait être
débordé par un travail passionnant et des contrats judicieux et
rémunérateurs, ce genre de foutaises démonstratives. J'ai
expliqué, avec une pointe d'ironie, que rien ne m'inspirait plus qu'une
journée de glande à expérimenter de subtils aplats de
couleurs,qu'une activité professionnelle intense et régulière me
filait la migraine et que la meilleure épargne était la perspective
d'un loto bienvenu. Comme vous pouvez l'imaginer, même si l'on est
resté courtois, le courant fut-il (futile ?) alternatif n'a pas vraiment
fonctionné avec ce digne représentant de la choucroute de luxe
!
J'ai passé, somme
toute une agréable soirée, malgré quelques petites crispations
bien compréhensibles que j'ai un peu attisées. Au moins si mes
perspectives d'avenir sont pour le moins aléatoires je sais au moins à
quoi je ne veux pas ressembler. Plutôt aller bosser à la Poste tiens !
Ça me laisserait des loisirs pour surfer : en mer et sur des écrans.
William Vaurien pas pour moi ! hu hu hu